Veillée souvenir, mars 1973

Veillée du souvenir animée par M. Pierre Richard.
Intervenants :
- Lecture d’un texte de Maître Richard Dupuy : 7.12 à 11.40
- Jacques Prévost : 12.22 à 21.47
- Pascal Bertin : 21.49 à 24.10
- Maître Coudy : 24.20 à 43.33 (2 coupures : de 30.56 à 31.10 et de 41.30 à 41.39)

Docteur Petit

TEMOIGNAGE DU DOCTEUR PETIT SUR LA MORT DE JEAN BASTIEN-THIRY [1]

J’ai été prévenu en fin d’après-midi, le 10 mars, par le directeur des Prisons de Fresnes, Mr Marty... Cette nuit-là, nous avons parlé beaucoup, le Père Vernet et moi. Puis est arrivée l’heure officielle du réveil du condamné à mort. Je le vois, à ce réveil : le Père Vernet s’est penché sur lui : il dormait... Il se redressa, tout de suite présent, ne flottant absolument pas. Sa première réaction fut de demander quel était le sort de ses camarades..

La messe a été aussitôt dite dans la cellule voisine : une table, quelques chaises, en faisaient une chapelle. Ce fut le moment le plus émouvant. J’ai vu beaucoup de choses, mais je n’oublierai jamais le Colonel servant sa dernière messe avec calme et simplicité - et ce qui m’a le plus stupéfié, c’est que cette messe était chantée : non seulement par le célébrant, mais par le servant...C’était d’une très, très grande beauté - et en même temps d’une extrême discrétion : nul accent dramatique. Je ne sus même pas que l’hostie du Colonel fut partagée pour être donnée aussi à sa femme, quelques heures plus tard...

La messe a dû durer une vingtaine de minutes...Nous sommes sortis avec le Colonel...Comme il ne me connaissait pas, je me suis présenté...La conversation était très calme. Il dédaignait tout à fait ce qui était en train de se débattre, l’ultime chance de le sauver...il était déjà au-delà. Je le regardai : il rayonnait. Il rayonnait vraiment de bonheur. C’est peut-être fou de dire cela, mais c’est tout à fait l’impression que j’ai eue : il était déjà dans l’Au-delà...alors que nous étions de pauvres garçons déchirés de le voir mourir...

Puis cela a été le départ...Au Fort d’Ivry, cela a été extrêmement rapide...

Nous l’avons embrassé, il est allé lui-même au poteau, très digne et toujours très calme, le chapelet dans les mains. Il n’a fait aucune déclaration, je l’affirme...Il était debout, les mains derrière le dos ; sans bandeau sur les yeux. Il est tombé à la première salve, indiscutablement... Il y a eu le coup de grâce...

Ce qui m’a le plus frappé, c’est le sang-froid indiscutable du colonel Bastien-Thiry...Mais, ce qui m’a le plus impressionné - et je pense que d’autres s’en sont aperçus ce matin-là- c’est le lien entre la messe qui a été sa dernière messe, et son comportement à la sortie de la chapelle : cette joie dans son regard.

Cette Joie...

Gabriel Bastien-Thiry

CONFERENCE DONNEE A PARIS LE 16 MAI 1998

Ma chère Hélène,

Ta mère aurait aujourd’hui même 71 ans. Et si nous sommes réunis cet après-midi, c’est parce qu’à sa mort, tu as décidé par amour filial, aidée par tes deux soeurs, d’animer le Cercle Jean Bastien-Thiry qu’elle avait fondé après son exécution.
Je tiens aussi à rendre aujourd’hui un hommage vibrant à Robert Lagane. Il a soutenu ta mère. Il l’a aidée dans une période difficile à émerger d’années dramatiques, à élever ses trois filles et il l’a fait avec une sensibilité et une intelligence remarquables mais surtout avec l’humilité des grands.

Le 11 mars 1998 était le 35ème anniversaire de la mort de ton père. A cette occasion, tu as désiré rééditer le Plaidoyer que la Table Ronde avait eu le courage de publier en 1965. Et il en avait fallu à Gwen Bolloré et à Roland Laudenbach puisque Gaston Gallimard s’y opposait formellement alors qu’il possédait 40% du capital de la Table Ronde.

En créant le Cercle Jean Bastien-Thiry, ta mère voulait que malgré les années, votre génération, celle de vos enfants, gardent de ton père une image authentique, connaissant les raisons extraordinaires qui l’ont amené à cet engagement extraordinaire.
Ton père, ma chère Hélène, a soutenu le Général de Gaulle de 1942 à 1959. Il n’a jamais été fasciste, ni activiste, ni royaliste ni pétainiste ni même Maurassien. Il n’a jamais appartenu à l’OAS.
Pour lui, le tournant décisif a été le discours du Général de Gaulle en septembre 1959. Avec les trois options proposées et quoiqu’il ait ajouté ce jour-là, les plus lucides ont compris que seule celle de l’Indépendance offerte serait retenue par le FLN .
Brusquement, le Général n’était plus aux yeux de ton père ce qu’il avait essayé de lui faire croire jusque-là. Pire, de Gaulle lui-même n’adhérait plus aux discours qu’il avait adressés aux Français pour revenir au pouvoir.
Il n’était plus qu’un chef politique pour qui les déclarations de foi, de croyance n’étaient, en fait, qu’un moment, qu’un outil dont on avive les tranchants suivant les opportunités offertes. Oui, cet ancien militaire chevauchait habilement sur tous les contrastes de ses discours jusqu’à atteindre le but enfin dessiné, à n’importe quel prix.
Mais c’est au moment des accords d’Evian que pour ton père tout devait basculer. Pour lui, c’était l’inverse de ce qui avait été d’abord proposé qui se déroulait. Et sa révolte s’est transformée en pulsions radicales et au passage à l’acte.
L’attentat du Petit-Clamart a eu lieu le 22 août 1962. Dirigé contre le Général de Gaulle qui se rendait à Villacoublay, ton père l’avait préparé, organisé, commandé. Bien qu’atteinte à plusieurs reprises par des balles de P.M. et de F.M. la voiture réussit à gagner l’aérodrome sans que personne n’ait été atteint..
Le 14 septembre ton père était arrêté.
Le procès des 9 inculpés présents commença le 28 janvier 1963.
Le 5ème jour de ce procès débuta l’interrogatoire du chef, du responsable de cet attentat. Pendant plus de 5 heures, il lut une très longue déclaration dont l’un des premiers paragraphes indiquait : " Nos motifs d’action sont liés aux conséquences de l’effroyable drame humain et national qui, à la suite des événements qui se sont déroulés en Algérie, ont mis en jeu et mettent encore journellement en jeu la liberté, les biens et la vie de très nombreux Français. "
Et avant d’évoquer les journées dramatiques du Procès lui-même, je vais essayer,à grands traits, de décrire les moments forts de ces années noires qui ont motivé la révolte de Jean Bastien-Thiry pour que votre génération comprenne bien la passion de ces années 1954-1962.
En mai 1954, la 4ème République, empêtrée depuis sa création par le conflit indochinois, perd la bataille de Diên-Biên-Phu. Conçue par le Général Navarre mais approuvée par les plus hautes autorités civiles et militaires, elle devait anéantir les troupes Viet-Minhs. En quelques semaines, Giap va transformer cette erreur intellectuelle en une tragédie mémorable. Et cette défaite va précipiter l’indépendance de l’Indochine, celle de la Tunisie, du Maroc et ouvrir, dès la Toussaint de cette année maudite... aussi humiliante pour la 4ème République que 1940 pour la 3ème, la Tragédie Algérienne.
En effet, fin Juin, 22 activistes arabes se réunissent au Clos Salembier et décident d’obtenir l’indépendance grâce à la lutte armée. Viennent se joindre à eux 9 Kabiles avec pour leader Krim bel Kacem et les 3 exilés au Caire : Aït Ahmed, Ben Bella, et Khider Mohamed.
Ces 33 algériens sont les fondateurs du FLN et les responsables des événements sanglants du 1er novembre 1954.
Dès le printemps 1954, Roger Wibot, patron de la DST avait prévenu de l’existence du Comité Révolutionnaire d’Unité et d’Action et donné le nom du responsable de Kabylie : Krim-Bel Kacem.
En août, Ferhat Abbas était venu en France prévenir Pierre Mendès-France et François Mitterand des intentions de ce mouvement.
En octobre, le Préfet Vaujour est très clair : " Nous sommes à la veille d’attentats, peut-être même de soulèvement ". Le 10 octobre, il indique que ce soulèvement aura lieu le 1er novembre.
Aucune précaution n’est prise par les Pouvoirs Publics. Et pourtant ce 1er novembre, la lutte pour l’indépendance démarre et se doublera d’une guerre civile plus meurtrière encore.
Oui ce jour-là, c’est le lever de rideau du FLN. Il frappe les 3 coups.
La Tunisie vient d’acquérir son indépendance.
Le Maroc a retrouvé son roi.
Nasser protège, accueille les responsables du FLN et donne une audience internationale à ce conflit.
Les Algériens francophiles sont les premiers visés : notables modérés, caïds, gardes-champêtres, anciens combattants . Le message du FLN n’a que 2 mots " aucune pitié ".
L’année 1955 voit s’amplifier les actes terroristes et les Européens paient un lourd tribut à ces menées sanglantes : cantonniers, écoles, fermes, hangars, poteaux téléphoniques.
Le degré de l’insoutenable se déroule le 20 août dans les faubourgs de Philippeville. Armée de machettes, de serpettes, une populace arabe déchaînée égorge les enfants, éventre les femmes, émascule leur mari ou leur compagnon. A Catinat, à Haman, à Aïn Abid, à El Halia, les mêmes scènes de tueries ont été organisées par Youssef.
Et la rébellion se renforce. Des centaines de sous-officiers algériens qui rentrent
d’Indochine désertent avec armes et bagages et forment les meilleurs cadres des maquis en formation.
En février 1956, Guy Mollet succède à Edgar Faure à la tête du gouvernement. Il se rend en Algérie et se heurte à l’indignation de la communauté européenne. Elle avait été mobilisée en 1942 pour libérer la France. Elle exige aujourd’hui d’être protégée par elle.
De retour à Paris, Guy Mollet envoie son ami Robert Lacoste succéder à Catroux et surtout décide l’envoi du contingent en Algérie.
En Indochine, seuls des professionnels mouraient à 12000 km de Paris. Volontaires, ils avaient fait un choix. Cette fois chaque conscrit français est envoyé par la Chambre des Députés pendant 24 mois ou 27 en Algérie.
Mais le terrorisme s’amplifie. Le 2 août 1956, le congrès du FLN se tient une semaine dans la vallée de la Soumam.
Et brusquement deux évévements accentuent l’aspect international du conflit algérien.
Le 22 octobre les services secrets français avisent le Cabinet militaire de Robert Lacoste que Ben-Bella, Aït Ahmed, Boudief, Khider vont survoler à bord d’un DC 3 de la Royale air Maroc les côtes algériennes pour se rendre en Tunisie : les forces françaises interceptent l’avion. Et dans toute l’Algérie cette nouvelle est accueillie avec un enthousiasme extraordinaire par les combattants. Mais les esprits chagrins parlent de piraterie aérienne.
Le second événement a une dimension bien plus importante. L’intervention franco-britannique contre Nasser, aidée par Israël, s’achève, sous la pression d’Eisenhower et des Russes, dans l’humiliation la plus vertigineuse. La triste épopée de Suez est une nouvelle humiliation pour la 4ème République.
Si 1956 se termine dans le doute, 1957 débute par un attentat stupéfiant et qui cette fois n’est pas fomenté par le FLN. Il est perpétré par des Pieds-Noirs contre le Général Salan. Son chef d’Etat-major est tué par un obus de bazooka.
Dans les semaines qui suivent, Kovacs et Castille sont arrêtés et passent aux aveux complets. Ils révèlent qu’ils ont agi sous l’influence d’un groupe parisen dont les noms ont de quoi faire réfléchir : Griotteray, Arrighi, le Général Cogny, Sauvage et le sénateur Michel Debré.
Ce petit groupe menait depuis la Capitale une campagne continue de dénigrement contre le Général Salan dans laquelle il était qualifié de fossoyeur de l’Indochine et de bradeur de l’Empire.
D’ailleurs Debré écrit alors dans un petit journal Le Courrier de la Colère des articles sans ambiguité : " Tout abandon de l’Algérie est un acte illégitime qui place ceux qui le commettent hors la loi et tous ceux qui s’y opposent, quelques soient les moyens employés, se trouvent en état de légitime défense. "
En fait, Salan abattu, Cogny prenait sa place et Debré pouvait alors suggérer le retour du Général de Gaulle.
Le plus curieux est le nom du fondateur du Courrier de la Colère : Saar-Demichel qu’une sombre affaire à Vienne marquée par des contacts peu clairs avec des officiers du KGB avait fait éliminer des services secrets français. Et c’est lui qui avait financé Le Courrier de la Colère avec la somme faramineuse de 50 millions de francs. Cette feuille politique n’avait aucun avenir commercial mais pouvait être riche de toutes les possibilités de destabilisation de la 4ème République.
Et pendant ce temps-là, toute l’Algérie flambe. Amirouche organise la nuit rouge du douar Ioun-Dagen : 1100 personnes égorgées et à Mélouza 300 Algériens sont massacrés et 150 blessés parce qu’ils appartiennent au MNA.
Dans le centre d’Alger, les attentats se multiplient : 3 bombes explosent au Milk Bar, à la Cafeteria : 3 tués et 62 blessés. A Maison Carré, à Hussein Dey, dans un autobus, dans un Monoprix, 36 blessés. Au stade d’Alger, à celui d’El Biar, 9 morts et 35 blessés. Et enfin Aimé Froger, Président des Maires d’Algérie, est abattu par Ali la Pointe. Robert Lacoste demande à Salan de briser le terrorisme urbain.
Après 5 mois de lutte, le Général Massu à qui Salan avait confié la mission de rétablir la sécurité à Alger avait gagné. Ben M’Hidi est arrêté le premier. Yacef Saadi et sa compagne Zohra Drif sont débusqués le 23 septembre. Ils donnent la cachette d’Ali La Pointe qui, au moment de son arrestation, saute avec son stock d’explosifs.
Krim Bel Kacem, Ben Kheda, Abane se sont enfuis vers la Tunisie.
La bataille d’Alger laisse des traces. Le FLN a subi des pertes énormes. Mais des Européens ont été compromis jusque dans l’entourage de l’archevêque d’Alger.
Les Parachutistes sont accusés de barbarie par les intellectuels de gauche mais ont gagné un prestige inégalé auprès de la population d’Alger.
Pierre Henri Simon écrit " Contre la Torture ", Jacques Vergès " Pour Djamila Bouhired ".
Raymond Aron déclare : " L’histoire est tragique et le pouvoir démocrate qui s’interdirait l’usage de la violence lorsqu’il s’agit de juguler une violence menaçant sa liberté faillirait à sa tâche. "
Par contre bien des intellectuels de gauche animent cette période, et certains passent à l’acte en aidant physiquement, financièrement, matériellement la rébellion.
Rappelez-vous. La Chambre de la 4ème République a voté l’envoi des appelés en Algérie. Elle a voté le maintien de la 53 II et le rappel de la 52 I. La 5ème République a continué à envoyer jusqu’en 1962 les contingents successifs. Et une litanie de philosophes d’ecclésiastiques, d’artistes, d’avocats, par leur engagement de traîtres à la République vont permettre la mort des appelés que la loi envoyait mois après mois en Algérie.
Francis Jeanson, l’un des éditorialistes des " Temps Modernes ", qui a publié " L’Algérie hors la loi ", bréviaire de l’acte de naissance de l’Etat algérien, a entraîné grâce à son charisme des centaines d’autres intellectuels à participer aux collectes de fonds, aux moyens de transport, aux lieux d’hébergement, aux passages d’armes et de munitions au profit du FLN.
Georges Arnaud, Pierre Charpy, Jérome Lindon, Pierre Vidal-Naquet, Maspero, Marcel Peju et tant d’autres, dans le sillon de Francis Jeanson, semaine après semaine, couvrent, aident, cachent les Algériens du FLN qui transitent de France et Algérie.
Qui aujourd’hui se souvient que Françoise Sagan a véhiculé dans sa Jaguar des centaines de millions extorqués aux 400.000 travailleurs algériens et destinés à acheter des armes pour tuer des appelés ?
Et Jean Daniel que l’on ne peut soupçonner de visions fascistes a écrit alors : " Je crains que ces phylosophes n’en soient arrivés à sacraliser le FLN comme les intellectuels staliniens sacralisaient, il y a quelques années, le parti communiste. C’est la recherche angoissée de l’absolu disparu ! "
Jean-Paul Sartre se distingue par ses provocations et en préfaçant le livre de Maspero " Les Damnés de la Terre " ; il fait tout de même scandale en écrivant : " l’âme d’ un combattant, c’est son humanité. Car en ces premiers temps de révolte, il faut tuer : abattre un Européen, c’est faire d’une pierre deux coups : supprimer en même temps un oppresseur et un opprimé. Restent un homme mort et un homme libre. Le survivant, pour la première fois, sent un sol national sous la plante de ses pieds ! "
Avec l’année 1958 démarre la 4ème année de la Pacification. Le premier pétrolier de brut saharien quitte Philippeville en février. De terribles combats se livrent à la frontière tunisienne. A Souk Ahras, en 5 jours, l’ALN perd 620 combattants pris entre le feu des légionnaires et des parachutistes. L’expérience Bellounis s’achève. Kobus est assassiné par ses hommes. Jouer les ethnies contre les ethnies prend fin. Déjà en Indochine l’armée avait essayé les catholiques contre les bouddhistes sans grand succès. En Algérie, elle a cru que Kabyles contre Arabes serait une solution, c’est un échec.
A Sakhiet-Sidi-Youssef, à l’intérieur de la frontière tunisienne, l’aviation extermine un cantonnement de l’ALN mais provoque des victimes tunisiennes. La 4ème République vacille de crise gouvernementale en crise gouvernementale.
Et le 13 mai, lors d’une cérémonie au Monument aux morts d’Alger, c’est l’explosion populaire et la création du premier Comité de Salut Public où se mélangent Pieds-Noirs, militaires et Musulmans.
A Paris, la panique se mêle à l’impuissance et le retour aux affaires du Général de Gaulle, inconcevable un an plus tôt, se précise. Et le 1er juin, par 329 voix contre 224, il est investi Chef du Gouvernement.
Les militaires, les Européens voient en lui le sauveur de l’Algérie française et d’ailleurs dans un premier temps, il donne le change : à Oran, à Mostaganem, à Bône, le Général de Gaulle proclame l’Algérie française, constituée de 13 départements français. Il écrit une lettre de félicitations à Salan et le nomme Gouverneur Général de l’Algérie. En octobre 1958, il lance le plan de Constantine. Le bachaga Boualam, vice-président de l’Assemblée Nationale, siégera par moments au perchoir de la Chambre des Députés.
Hélas, en 1959, insensiblement, tout change. Après que chacun ait cru respirer la brise de l’Algérie française, le Général Salan est remplacé par Paul Delouvrier. Et en septembre, le Général proclame l’Autodétermination et les fameuses 3 options.
Dès le début 1960, la dramatisation s’installe. Le Général Massu, tout en restant fidèle au Chef de l’Etat, critique violemment sa politique algérienne devant un journaliste allemand. Il est rappelé en France.
Lagaillarde et Ortiz enveniment la partie. Mais leurs barricades se terminent en désastre. Certains officiers influents sont mutés en métropole. La gendarmerie qui a perdu 14 gardes mobiles et compte 125 blessés n’oubliera jamais cette fusillade criminelle et stupide. Les Unités territoriales sont dissoutes.
Un an plus tard, le 22 avril 1961, le Putsch des Généraux rate et avec cet échec va s’ouvrir la période la plus douloureuse de l’Algérie française.
La Pacification n’existe plus. La crise franco-française va atteindre un degré de passion difficile à imaginer 35 ans plus tard.
Pierre Messmer qui n’avait pas vu arriver le Putsch va entamer une épuration de l’armée sans précédent.
Le 20 mai, premières négociations officieuses à Evian. A Lugrain, le 20 juillet, elles échouent. La rébellion sait maintenant qu’elle peut tout obtenir.
Et le 18 mars 1962, Louis Joxe, Robert Buron et le Prince de Broglie signent les accords d’Evian en précipitant, sur ordre du Général de Gaulle, le dénouement. Ce dernier a tranché. Il n’y aura ni Boualem, ni Messali Hadj, ni Si Salah, ni Pieds-Noirs. Uniquement le FLN.
Cette fois, ce sont les intellectuels de droite qui se déchaînent. Dans l’Esprit Public, Raoul Girardet, Jules Monnerot, Jean Brune, Roland Laudenbach, Jacques Laurent, Jacques Perret " s’engagent à lutter par tous les moyens pour le maintien, dans la République, de l’Algérie, terre pleinement française. " Animés d’un véritable élan révolutionnaire, ils n’hésitent pas à comparer de Gaulle à un tyran et proclament : " Nous voulons penser que demain un capitaine encore inconnu, à l’âme dure, aux mains sûres, saura préférer la grandeur du refus à la volupté du déshonneur. "
Quant à Raymond Aron qui n’a rien d’un activiste, il constate publiquement que Mendès-France aurait fait aussi bien mais plus vite et avec moins de heurts. Ces accords signés n’ont aucune garantie. Ils devaient préserver les droits, les biens, la vie des Pieds-Noirs et des Harkis. Ils ont instauré l’avènement du Parti Unique : le FLN. Et les signataires français à Evian ne sont peut-être pas responsables de ce qui se déroule en Algérie 35 ans plus tard mais ce jour-là, ils ont orienté la négociation vers une destruction meurtrière d’abord, bien singulière plus tard.
Voici qu’à cette date, une partie de l’armée française qui avait traversé la Méditerranée pour protéger les Européens et les Arabes francophiles, change d’ennemis et participe avec le FLN qu’elle était venue combattre, à la lutte contre les Européens révoltés et laisse le FLN massacrer les Harkis. Chaque jour des Européens sont enlevés, assassinés.
Et là, après la révolte des Généraux se lève la révolte de Jean Bastien-Thiry.
Le 23 mai 1962, Louis Joxe qui a signé le 18 un document préservant, au nom du peuple français, la sécurité des Harkis, envoie la directive suivante aux officiers :
" Les renseignements qui me parviennent sur le rapatriement des supplétifs indiquent l’existence de véritables réseaux tissés sur l’Algérie et la métropole dont la partie algérienne a souvent pour origine un chef de SAS. Vous voudrez bien faire rechercher tant dans l’armée que dans l’administration les promoteurs et les complices de ces entreprises et faire prendre les sanctions appropriées. Les supplétifs débarqués en métropole seront renvoyés en Algérie où ils devront rejoindre avant qu’il ne soit statué sur leur destination définitive le personnel regroupé suivant les directives des 7 et 11 avril. "
C’était les condamner à mort.
Enchaînés, battus, égorgés, brûlés vifs, empalés, enterrés vivants, les historiens estiment à 150.000 les supplétifs abattus.
Si l’on y ajoute les 10.000 Européens que le FLN, les barbouzes, la police nationale et certains éléments militaires firent disparaître après des tortures dans le bled ou à la caserne des Tagarins, que de morts !
Oui des Français vont torturer des Français. Des barbouzes recrutés au sein du SAC que dirige Alexandre Sanguinetti jetteront, tout de même, le discrédit sur l’Etat.
Certaines unités de l’armée française ouvriront le feu sur des Pieds-Noirs condamnés à un exode sans retour.
De ce génocide, certains estiment qu’il relève du crime contre l’humanité. Il est imprescriptible. Et la fille de Raymond Aron, sociologue réputée, écrira :
" L’épisode des Harkis constitue une des pages honteuses de l’histoire de France, comme l’ont été l’instauration du statut juif ou la rafle du Vél d’Hiv. "
Cette déclaration n’a rien de choquant. Comparons les chiffres : 76.000 Juifs ont été livrés et sont morts dans les camps d’extermination nazis. 250.000 Harkis ont été abandonnés, livrés au FLN. Ils en ont tué 150.000. Et 10.000 Européens, car les Pouvoirs Publics français savaient qu’après 8 années d’une guerre sans merci, les haines se déchaîneraient.
Et lors de ces événements bouleversants, qui a entendu la voix de Pierre-Henri Simon
ou celle d’Alleg ? Leur indignation était réservée à la torture pratiquée contre le FLN. Elle était sélective. Elle n’était pas morale mais politique.
Pourtant entre ces 2 génocides, celui de Vichy et celui de l’Algérie, une grande nuance. Pour le premier, l’Administration française a appliqué à la lettre les directives reçues. Aucun préfet, aucun policier, ni gendarme n’a démissionné. En 1962, des officiers de tous grades se sont opposés, ont enfreint les ordres, se sont révoltés et 28.000 Harkis ont pu être sauvés. Des centaines d’autres officiers ont démissionné pour n’avoir pas à couvrir de telles ignominies.
Jean Bastien-Thiry plus radicalement a organisé l’attentat du Petit-Clamart.
Mais vouloir abattre un mythe n’est probablement pas la meilleure solution. Que l’on réussisse ou que l’on rate cette tentative, on crée de l’objectif visé une légende quasi historique. Et l’entourage peut alors en profiter pour blanchir ses mauvaises actions en invoquant le danger qu’elles lui font courir.
Par contre l’attitude du Colonel Bastien-Thiry tout au long de ce procès, son désintérêt, sa force de conviction, sa très longue déclaration, les dizaines de témoins venus le soutenir à la barre et le courage avec lequel il a accepté la mort ont probablement constitué l’une des pages les plus extraordinaires et bouleversantes de la fin des événements d’Algérie.
Le 13 avril 1962, le Haut Tribunal Militaire avait prononcé contre Edmond Jouhaud la peine de mort mais désobéissant à de Gaulle, les juges accordèrent un mois plus tard les circonstances atténuantes au Général Salan.
Lors d’une crise de rage mémorable, de Gaulle réclama un second procès déjugeant le premier et condamnant Salan à mort. Les magistrats durent lui expliquer que c’était incompatible avec les lois françaises, même d’exception.
Alors le 24 mai, en Conseil des ministres, il déclara : " Jouhaud, il faut le fusiller séance tenante ". L’exécution est prévue pour le 27. Mais les généraux refusent de constituer le peloton d’exécution. Pompidou et Foyer, des pressions de la hiérarchie catholique firent définitivement reculer de Gaulle.
Le 30 mai, il supprime le Haut Tribunal Militaire pour créer avec des juges plus dociles " La Cour Militaire de Justice ". Et pour éviter toute surprise, les sentences rendues par cette Cour seront sans recours.
Cette nouvelle juridiction d’Exception sera déclarée illégale par le Conseil d’Etat " eu égard à l’importance et à la gravité des atteintes apportées aux principes généraux du droit pénal. "
Qu’importe, au dessus des lois, de Gaulle impose sa loi . Il fait main basse sur la Justice. Et plus tard, Michel Debré, Pierre Messmer et d’autres courtisans gaullistes se pavaneront devant Jean Lacouture et s’écrieront à propos de l’Algérie : " Il est venu, il a vu, il a vaincu et nous sommes grands pour avoir participé à cette grande œuvre. "
Le 28 janvier 1963, 19 avocats et 9 inculpés se présentèrent devant la Cour Militaire de Justice.
Présidé par le Général Gardet, assisté du Colonel Reboul et de l’adjudant-chef Latreille à sa gauche et du Général Binoche et du Colonel Bocquet sur sa droite, ces 5 hommes formaient la Cour.
Sur leur droite, effacé, très voûté, se tenait l’avocat général Gerthoffer.
Ils avaient à statuer sur le sort de neuf hommes présents accusés d’attentat contre l’autorité de l’Etat et pour certains de tentatives d’homicide volontaire avec guet-apens pour avoir tiré le 22 août 1962 au Petit-Clamart sur la voiture du Général de Gaulle. Elle avait été atteinte 6 fois. Il n’y avait pas eu de victime.
J’assistais le 2 février à la très longue déclaration de Jean. Et notamment ces phrases qui balançaient entre la clarté du style et la passion du sujet.
" Ce fut à cette époque que des engagements solennels furent pris sous forme de serment à Oran, à Mostaganem, à Bône et ces serments proclamaient que l’Algérie resterait terre française et que tous les habitants deviendraient Français à part entière. Ces engagements, nul n’était obligé de les prendre. Mais dès lors qu’ils étaient pris par un chef de gouvernement nouvellement investi, ils avaient valeur de programme politique. Serments prêtés par un officier général, en uniforme, devant d’autres officiers et soldats. C’était une question d’honneur, d’honnêteté intellectuelle et de simple bonne foi de tout faire, de faire tout ce qui était humainement possible pour honorer ces engagements et pour tenir ces serments. Ils signifiaient la parole donnée, au nom de la France, par d’innombrables officiers et fonctionnaires ; ils signifiaient l’engagement à nos côtés, dans la vie et dans la mort, de milliers de Musulmans français qui, par la parole même du nouveau chef d’Etat français étaient incités à faire confiance à la France et à se ranger à ses côtés. "
Mais déjà, Jean Daniel avait écrit en octobre 1958 : " Comme tous les autres, ceux du Système, le Général ment à l’armée, il ment aux Français d’Algérie en leur laissant croire sinon en leur assurant que l’Algérie sera française. Et ces mensonges vont achever d’exaspérer cette population lorsqu’une solution surviendra. "
Et le Général de Gaulle répondra dans ses Mémoires d’Espoir page 71 : " Si de but en blanc, j’affichais mes intentions, nul doute que, sur l’océan des ignorances alarmées, des malveillances coalisées, se fut levée dans tous les milieux une vague de stupeurs et de fureurs qui eut fait chavirer le navire ! ! ! "
Mais Jean continuait :
" Le peuple français et les communautés d’Algérie avaient, à l’occasion du référendum de novembre 1958, approuvé massivement le principe de l’Algérie terre française ; la nouvelle Constitution, qui n’a pas été révisée depuis sur ces points, confirmait l’appartenance à la Nation des départements français d’Algérie et du Sahara, rendait le Président de la République responsable, sous peine de haute trahison, de l’intégrité du territoire et déclarait en son article 89, qu’aucune procédure de révision ne pouvait être engagée concernant l’intégrité du Territoire . "
Dans une langue étonnement énergique, limpide, l’intellectuel qu’est le Colonel Bastien-Thiry démontait les rouages de la politique gaulliste.
" Pour réussir à imposer cette volonté, le pouvoir a décidé d’employer tous les moyens pour briser la résistance nationale en Algérie et ces moyens ont été le plus souvent atroces. Il y eut les rafles, les ratissages, les perquisitions. Il y eut de nombreux patriotes, hommes et femmes, torturés dans des conditions abominables, selon des méthodes analogues à celles de la Gestapo nazie...Il y a des femmes françaises enlevées et qui servent de passe-temps aux nouveaux maîtres de l’Algérie sans que , et c’est l’infamie, les responsables français fassent quoique ce soit pour les délivrer. Il y a eu des centaines d’assassinats, de lynchages, de viols. Le pouvoir qui dispose encore de forces armées importantes en Algérie, n’a pas agi pour épargner ou limiter ces crimes. Il est donc complice de ces crimes et de ces exactions fondamentalement contraires aux accords d’Evian qui ont été signés. "
Ton père, ma chère Hélène, n’avait pas besoin de se forcer pour marteler son indignation. Elle n’était pas la justification de son acte, elle en était la raison et sa révolte dépassait l’humain, elle bouillonnait avant de s’exalter en des mots qu’il trouvait trop faibles pour traiter un sujet sacré. Il continuait à déboulonner, à démystifier. Aucun de ses arguments ne pouvait être contesté. Le bilan des cinq années de gaullisme sortait pulvérisé de cette analyse aussi brillante qu’implacable et j’entendrai éternellement cette phrase :
" Il y a dans la Constitution et dans les droits fondamentaux et universels de l’Homme, un droit imprescriptible : c’est le droit de résistance à l’oppression, le droit d’insurrection pour les minorités opprimées. C’est ce droit dont Michel Debré disait, en d’autres temps, qu’il était aussi le plus sacré des devoirs. "
Et puis soudain, comme un hymne d’amour, comme une plainte déchirante : " Nous savons qu’il existe un premier commandement, qui est le plus grand de tous et qui nous commande la charité et la compassion envers nos frères dans le malheur...Nous n’avons pas agi par haine de de Gaulle mais par compassion pour ses victimes...Nous n’avons pas transgressé les lois morales ni les lois constitutionnelles en agissant contre un homme qui s’est placé lui-même hors de toutes les lois. "
La voix se tut. Je ne pouvais pas croire qu’une telle élévation de pensée n’ait pas touché au moins l’un ou l’autre des juges. Il me semblait impossible que ces hommes ne soient pas au moins ébranlés. Mais la voix de Gardet, aiguë et nerveuse, fit craquer mes illusions et rompre l’espérance.
Les 5 juges semblaient atteints du même mal que crée la répétition du drame et que leur imagination refermée ne pouvait plus atteindre. Ils n’étaient ni des brutes ni des bêtes mais des hommes rassasiés, ce sont les pires.
Mais justement, arrivant d’Oran, du Bled, d’Alger, les victimes sont venues par dizaines, ils auraient pu être des millions qui racontaient la même histoire, fastidieuse dans son horreur, monotone dans son invraisemblance. Ils racontaient comment les forces françaises qui avaient traversé les mers pour les secourir avaient, d’un coup, tendu la main au FLN et mis autant d’ardeur à massacrer les leurs parce que l’ordre de détruire et de soumettre avait été donné.
Des hommes , des femmes, des jeunes, des adultes qui, tous ensemble, criaient : " Des balles françaises ont tué mon fils, ma mère, mon cousin, ma petite nièce et nous sommes devant vous parce qu’ensuite on nous a chassés. "
Ils défilaient devant les juges de la Cour Militaire de Justice. Leurs solistes s’appelaient Boché, Hortz, Vatel, Segourgeon, Gandolfi ou Baillon-Cabrera.
" ...C’est là le 9 mai 1962 à 11h50, au 11ème étage, dans l’appartement de mes beaux-
parents, une balle française a abattu ma fille alors qu’elle apparaissait sur le balcon. Cette balle fendit le crâne en deux... "
" ...C’est le 5 juillet 1962, mon fils qui était employé à la Préfecture d’Oran a été
enlevé dans la rue par des gens du FLN et l’armée française qui voyait cela n’est pas intervenue. Je m’appelle Hortz et mon fils n’est jamais revenu... "
Une femme s’avance : " Mon mari était ébéniste et le 12 juin 1962, il a été arrêté par un barrage de gardes mobiles. On lui a demandé ses papiers qui étaient en règle. Il les a présentés ; on lui a permis de remonter en voiture. A ce moment, j’ai vu un garde armer sa mitraillette et dire à son copain " baisse-toi ". Mon mari a fait un geste mais il a été tué. "
Une jeune fille lui succède : " C’était un mercredi, j’étais en classe. A la sortie, j’ai vu des camions de gardes mobiles. J’étais en train de bavarder. J’ai vu un garde-mobile me pointer. J’ai senti un coup. Je ne me rappelle rien. De l’œil gauche je n’y vois plus. "
Et tous disaient, en quittant le prétoire : " Merci pour nous, Colonel. Nous sommes pour vous. Nous sommes pour ceux qui ne nous ont pas laissés seuls. "
Une sourde mélopée succèda à ces chants de désespoir qui s’éloignaient. Elle venait des plaines ensoleillées ou des montagnes arides. Les djellabas, les turbans, n’étaient pas ceux des fêtes mais des combats. Mais les combats étaient finis et le Bachaga Ben Amida disait comment, égorgés, à coups de pioches, bouillis, il avait perdu 42 membres de sa famille. Lui succède Hamiche Belkacem, le maire de Ferraoun : " Dans tous les villages environnants et dans ma commune, le FLN étaient venus égorger des gens et les autorités françaises nous avaient armés. Mais juste avant le cessez-le-feu, les gendarmes nous ont demandé de rendre nos armes. Nous ne voulions pas et c’est l’armée qui est venue les chercher. Alors, quelques jours après, le FLN est venu et le Mufti, décoré de la Légion d’honneur et Hamdi, chef dans les compagnies de Chasseurs, ils les ont brûlés avec de l’essence. Les autres ils ont été tués. Et les Ben Amar Moussa, les Lallaoui Ahmed, Bachi Messaoudi, sans une parole de trop, sans un geste inutile, racontaient à la France ce qu’elle avait fait de leur douar, de leur famille. Ils ne disaient plus les Roumis mais les Français. Nous avions tellement confiance dans les Français !
Et lorsque la mélopée se fit plus lente, que les corps des dizaines de milliers de Musulmans livrés par nous au FLN eurent fini de hurler devant le Tribunal, nous avons entendu d’autres hurlements plus aigus, plus affolés : la foule d’Alger s’avançait, elle faisait son entrée au Fort-Neuf de Vincennes.
Ils parlaient tous de la Caserne des Tagarins et des centaines d’Européens, femmes et hommes, qui y avaient été empalés, brûlés à petit feu, battus, suspendus, violés par messieurs Garcia, sous-directeur à la Sûreté Nationale, Barde, commissaire, Thevenon, inspecteur, et par le Capitaine Roque de la Sécurité Militaire.
Mais soudain la foule s’est tue, la mélopée s’est éteinte. Et nous étions oppressés, anéantis par ces milliers de gorges qui n’osaient articuler. Mais la tempête ne peut retenir longtemps sa furie, elle a clamé " Rue d’Isly ! " Le brouhaha montait comme soufflent les vents d’Afrique lorsque se déchaîne la nature.
Sur la scène, un jeune homme a bondi. Personne ne l’avait remarqué. Il était devant nous, entre les juges et les Algériens. A son tour, il venait animer cet opéra dantesque.
" J’étais chef de section et posté le 26 mars 1962 en haut de la rue de Chanzy. La manifestation arrivait vers nous lorsque derrière moi, d’une maison située rue Alfred-Lelluch, au 4ème étage, j’ai vu les flammes des balles qui partaient de cette maison. Ces balles sont passées au-dessus de moi et des hommes et sont tombées dans la foule. Et mes tirailleurs impressionnés, ne sachant d’où venaient les coups, se sont mis à tirer aussi. Ils ont tiré par affolement. Mon caporal-chef a pris son FM sous le bras et a descendu le tireur. Quand le feu s’est arrêté et que nous avons repris nos esprits, j’ai vu à cette fenêtre des gardes-mobiles. Et puis une ambulance est arrivée devant la porte de l’immeuble. Deux civils ont sorti un brancard et sont redescendus peu après avec un corps sous le linceul. "
Une voix dans la foule pétrifiée murmura : " Le tireur au FM de la rue Alfred-Lelluch était vietnamien. "
Et la foule rugit : " Barbouzes, barbouzes. "
Le lendemain, l’huissier aboya : " Le Colonel Gille, sous-directeur à l’Ecole d’Aéronautique. "
Après lui, la promotion 1948 de Polytechnique attendait de faire son entrée. Derrière elle, les chefs militaires de Jean.
Du Sahara, du Canada, de Saint-Etienne, de toute la France, venue des ministères, du pétrole, des mines, des arsenaux, toute l’élite intellectuelle et morale du pays allait pendant 3 jours prêter serment avant de regarder droit dans les yeux les 5 juges et leur dire ce que nous, ses frères et soeurs, savions déjà : " Nous reconnaissons Bastien-Thiry comme l’un des meilleurs d’entre nous, comme l’une des grandes valeurs que la France possède actuellement. "
Ils pulvérisaient froidement, sans ostentation mais radicalement les portraits monstrueux que la presse et certains hommes politiques avaient dessinés de Jean.
Le Colonel Gille donna immédiatement le ton : " Il y a un élément qui m’a attiré vers Bastien, c’est qu’il est lorrain comme moi. J’ai été frappé entre autres choses par sa grande conscience professionnelle et le fait qu’il avait toujours la confiance de ses subordonnés.
On a dit que c’est un polytechnicien halluciné et qu’il n’avait jamais été en Algérie. C’est un polytechnicien, oui, mais halluciné, je ne l’ai jamais vu. Mais ce que je peux assurer, c’est que c’est toujours en Algérie que je l’ai rencontré. "
On introduisit ensuite le Colonel Michaud : " J’ai eu sous mes ordres Bastien-Thiry en 1953 lorsque je commandais le Centre d’Essais de Colomb-Béchar. Il s’est tout de suite fait remarquer par ses qualités morales, sa conscience, son calme, sa pondération et son caractère réservé. Pendant 2 ans, il a participé à la création du Centre de Colomb-Béchar. C’était une tâche difficile. Il fait partie de cette catégorie de Français qui ont fait passer le Sahara français de l’ère des méharistes à l’ère de la technique. "
Le défilé ne s’arrêtait plus. Les Decker, les Labadie, Colombani, les Daum, Vernet, Mollard, Bignier. Tous étaient d’accord et avaient remarqué ses qualités de cœur et sa vie intérieure très profonde et aussi sa puissance de travail.
Mais le lendemain, nul ne le dit mieux que l’Ingénieur-Général Bonte et s’adressant au Président Gardet, il déclara :
" Mon général, j’ai suivi la carrière de l’Ingénieur en Chef Bastien-Thiry parce qu’il a été sous mes ordres et j’ai eu plusieurs fois à le noter. C’est un ingénieur de grande valeur, très intelligent, brillant, très travailleur, dynamique et accrocheur. Il a largement contribué au succès des engins dont il était chargé. Il a construit 30.000 fusées anti-chars et 50.000 SS11 qui sont des fusées anti-chars perfectionnées. Les 2/3 ont été commandés par les Etats-Unis.
C’est un homme courageux. Je vous rappelle qu’en 1954 et jusqu’à fin 1956, époque où il était détaché par le Centre d’Essais en vol de Bretigny au Centre inter-armes de Colomb-Béchar, il n’a jamais hésité à effectuer des essais d’engins nouveaux, en tant que pilote, dans des conditions délicates et même dangereuses...
C’est un passionné qui a une haute conscience de ses responsabilités, un sens constant et très grand de l’intérêt national. "
Après le Général Bonte, Flourens vint décrire l’ami :
" Au mois de juin dernier, la dernière fois que je l’ai vu, je le sentais souffrir atrocement des événements et notamment des événements du 1er juillet et de la répression sanglante qui allait s’ensuivre. "
Et le 20 février arriva. La Chambre, sans une hésitation, déféra au désir du Gouvernement et prolongea pour la seconde fois un Tribunal qui, dans l’esprit du droit français, ne pouvait être légal parce que les juges avaient été nommés par l’exécutif lui-même et que le seul recours était la grâce présidentielle.
Alors les avocats font donner la garde. L’armée française défile dans l’hémicycle... Une partie de l’armée française ! ! !
Ces généraux venaient rappeler aux 5 juges qu’ils avaient obéi quand en 1960 de Gaulle proclama : " L’armée a pour mission de réduire la rébellion pour l’empêcher d’étendre sa dictature de misère sur l’Algérie et doit de plus donner à toutes les populations toutes les raisons qu’elles ont de rester attachées à la France. "
Et c’est d’abord le Général Cazenave qui sort du silence pour dire très simplement :
" En 1960, j’avais le commandement militaire et j’exerçais les pouvoirs du préfet à Setif. Peu après, j’ai été nommé à Orléansville. Partout où je suis passé, où j’ai commandé, j’ai, sur ordre, rallié les populations. Parce que j’ai obéi, tous les Harkis, tous les notables que j’ai approchés ont été massacrés par le FLN dès les accords d’Evian signés. A Ouarza, à Selika, à Serrara, à Ferraoun, je buvais le thé de la paix. Tous, tous ont été égorgés.
Alors je ne peux m’empêcher de penser que tromper des hommes, qui se font tuer, sur les buts de leur combat et le sens de leur sacrifice, c’est les traiter comme des mercenaires ! ! ! "
Mais lorsqu’après lui, le Général Partiot rappelle la mission impartie à ses officiers, le dénouement de leur action a quelques raisons de les meurtrir.
" Notre mission principale était d’attirer les populations à la France par le cœur et par l’esprit. Il fallait s’engager personnellement, un engagement de tous les jours, de toutes les semaines. Mais lorsque les choses ont changé, un jour les officiers SAS ont vu leurs mogaznis égorgés. C’est dur, c’est effroyable pour ceux qui ont vécu cela.
Je demande respectueusement au Tribunal de penser que les officiers qui avaient un idéal si haut et qui sont tombés maintenant au fond du malheur par un chemin dont ils sont persuadés qu’il n’a jamais quitté l’honneur, de penser que ces officiers ont droit à l’indulgence car ils ont cru suivre la voix de l’honneur et de leur conscience. "
Mais cet officier, livide de mépris, aussi raide que dans une bataille, émouvant dans sa brièveté, ne dit pas comment lui aussi a quitté l’armée. Moi, je le sais. Son départ est tout récent. Il commandait, il y a quelques mois encore, l’Etat-major de Versailles. Un soir, les ordres sont venus de préparer la mise en scène qui précède les exécutions capitales. Il a lu cette note de service, l’a poussée sur un bout de table, a pris une feuille de papier et d’un trait a écrit sa démission.
Il venait de sauver Jouhaud.
Ensuite, il a fait appeler son adjoint pour lui annoncer qu’il devenait temporairement Chef d’Etat-major. Les deux officiers se sont souri tristement. Mais ces sourires de compréhension valent, en un moment pareil, toutes les joies.
Son adjoint était le Colonel Jean Lamarque d’Arrouzat, mon beau-père. Il était, cette année-là, au tableau d’avancement. Et Pierre Messmer, personnellement, l’a fait rayer de tout avancement.
J’observais intensément la réaction des cinq juges. Et le contraste entre ceux qui témoignaient et ceux qui les observaient me faisait frémir, tant les seconds semblaient cuirassés contre toute pitié, toute mansuétude. Un officier est toujours couvert et si le Chef a refusé que l’on sauve leurs Harkis, ce n’est pas leur affaire.
Mais lorsque le lendemain, l’avocat général Gerthoffer se leva, j’ai su que tout était foutu.
En écoutant parler cet homme aux lèvres minces jusqu’à l’absence, au regard atone et à l’assurance des honnêtes gens de mauvaise foi, j’ai compris que ni les événements, ni les témoins, ni les avocats, ni rien au monde ne changerait le verdict.
" Certains accusés se disent chrétiens, or que dit le Pape ? Il encourage la paix véritable qui résulte des accords loyalement consentis dans le respect du Droit... ! Génocide ? Qualificatif réservé uniquement aux Nazis ! "
Et sans une trace d’émotion, sans regarder mon frère, homme instruit mais aveuglé par la haine, sans une intonation plus basse ou plus élevée, il égrena chacun des noms présents.
La mort, la mort, sept fois comme s’il disait la vie, présent ou la pêche !
Les 3 avocats de mon frère firent front après les 16 avocats des conjurés.
Le Corroller fit une analyse clinique des symptômes de la mort par balles.
Richard Dupuy, harcelé au téléphone par le SAC, fut des trois avocats le plus humain.
Tixier-Vignancour, pendant 6 heures, fit un grand numéro. Une plaidoirie de cet avocat ne se raconte pas, elle s’écoute mais si brillante qu’elle ait été, je savais que c’était raté.
A 22 heures, ta mère, ma chère Hélène, ton grand père monsieur Lamirand et ta tante Elisabeth et moi-même étions dans la salle d’audience. Flourens nous avait rejoints.
Le timbre électrique sonna une dernière fois. L’assemblée se leva dans un silence effrayant.
A la majorité, le Tribunal de Justice Militaire, ce 4 mars, déclarait qu’il n’y avait pas de circonstances atténuantes pour Bastien-Thiry, Bougrenet de la Tocnaye, et Prévost.
Et cet horrible euphémisme voulait dire : la mort.
Bastien-Thiry était condamné à la peine de mort, à la dégradation, à la radiation de la Légion d’honneur.
C’était le 4 mars 1963 et dans la nuit du 10 au 11 mars, lancinante et redoutable, la sonnerie du téléphone nous réveilla. Je l’ai écouté quelques instants et puis j’ai bondi comme un fou. Je savais qu’à cette heure, seul Monsieur Lamirand, fidèle au serment que je lui avais fait prêter, osait me déranger :
" Mon petit, c’est pour demain matin ".
Jean, ils vont t’indiquer l’heure, tu connaîtras le lieu. Et brutalement, je repense à Degueldre ! Mon Dieu, faites que pour Jean au moins, ce ne soit pas pareil !
Seul Hubert est absent. Il ne fera surface que dans 3 jours. Il est sous mer depuis le 15 janvier et sa radio muette ne peut l’avertir. Comme il nous manque ! L’allure grave de son " Pacha " lui précisera mieux que toutes les paroles que je suis son dernier frère et qu’il ne commandera plus de sous-marin.
Le sommeil de Reboul doit être profond et calme. Les trop longues réponses du Colonel Bastien-Thiry ne l’incommoderont plus. Comme ses confrères, il a jugé et trouve maintenant dans l’indulgence des rêves un réconfort tranquille.
Le président de la République s’est couché à 11 heures du soir. Il ne se réveillera qu’à 7 heures.
Alors, j’ai levé la tête et vu la lente aurore qui montait et l’effroyable émotion, le trouble insidieux et pressant envahit toute mon âme.
Jean, cela fait si mal d’être ici quand tu es là-bas.
Alors, j’ai levé la tête et vu les nuages, sombres témoins du drame qui commençait à l’endroit d’où ils venaient. Ils venaient de Paris.
Là-bas, un énorme service d’ordre se trouve déjà en place sur le parcours qui mène de Fresnes au Fort d’Ivry.
A Fresnes, les voitures des avocats se sont rangées. Une voiture militaire a déchargé le Colonel Floch. Une seconde amène le Général Gerthoffer. Il a devant lui une journée harassante : une exécution capitale le matin, un banquet à l’Elysée le même soir.
Tous hésitent devant l’entrée de ce quartier des condamnés à mort.
Le directeur, le sous-directeur et l’aumônier de Fresnes, immobiles sur les marches de la grande porte ont vu ces ombres silencieuses traverser la cour aux pavés inégaux et humides. Les uns s’inclinent devant les autres.
Ensemble, ils pénètrent dans le couloir central, franchissent sur leur droite une dernière grille. Ils sont dans l’antichambre immense sur laquelle s’ouvrent toutes les cellules des condamnés à mort. En face d’eux, un peu à gauche, à peine visible sous la clarté diffuse d’une veilleuse, ils regardent tous la porte de la cellule n°23.
Leur silence devient plus dense encore pour ne pas réveiller les autres condamnés endormis, eux aussi ; il ne faut surtout pas susciter leur révolte animale.
Tout doucement, un garde ouvre la cellule n°23. Et cette main que je redoutais si fort effleure la main de l’homme qui dort.
Tandis qu’il se réveille, Gerthoffer observe le fils de son ancien condisciple, les avocats jugent l’homme qu’ils ont eu à défendre.
L’homme s’est assis pendant qu’on lisait son rejet en grâce.
Très gravement, il a seulement demandé : " Et mes camarades ? "
- Le Président de la République les a graciés.
Alors l’Homme a souri et son visage a reflété une sérénité définitive.
Après s’être lavé et habillé, il parcourt des yeux, intensément, sa minuscule chambre, son lit, ce lavabo et cette table, seul mobilier du condamné.
Il va à la table et rédige une lettre pour sa femme. Il rouvre la lettre qu’il m’avait écrite hier après-midi, en diagonale, en haut de la première page, rajoute simplement : " Lundi matin. J’embrasse toute la famille, parents, frères et soeurs avec toute l’affection que j’ai pour eux. Dis-le leur. "
Il se tourne alors vers l’aumônier et les autres sortent. Il regarde l’aumônier et se souvenant de sa mission, de tous ses efforts et du sort qui l’a vaincu :
" Mon père, offrons cette messe pour qu’un jour redevienne possible l’unité des Français. "
Il a un peu hésité et repris : " Oui, mon père, il faut qu’un jour les Français puissent être unis. "
Et pendant que cette messe hallucinante commence, servie par un condamné à mort, assisté par trois avocats dont l’un est le Grand Maître de la Loge et qui suit le Saint Sacrifice avec une intensité que peu de catholiques ressentent, les gardes mobiles préparent l’ordonnance du cortège maintenant complet.
La messe s’achève. La mission du Colonel Bastien-Thiry est accomplie.
Jean et Geneviève viennent de communier pour la dernière fois. Dans la percepective de la fin, Geneviève plie maintenant un genou pour réciter la prière des agonisants.
Alors, nous tous qui aimons Jean, mêlant l’immensité de l’instant et l’infini de l’éternité, voyons comme en songe le dénouement fulgurant de son offrande.
Au moment éblouissant du Sacrifice et de la Séparation, il s’adresse à ses amis, à ses frères, prodigieusement inaccessibles par toutes les barrières dressées entre nous.
Ecartelés, nous acceptions ce rendez-vous devant un buisson de ronces, au milieu d’un terrain vague... à Thiais.

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Henri Pagès

Capitaine de réserve de l’Armée de l’Air

"Un de mes amis m’a communiqué l’adresse du Cercle Jean Bastien-Thiry, dont j’ignorais l’existence et j’ai été très heureux de savoir que le souvenir de ce grand officier se perpétue.

Cette lettre que je vous adresse, c’est pour vous signaler que j’ai très bien connu le Colonel Jean Bastien-Thiry à une époque de ma vie militaire. En effet, en juillet 1953, affecté au CIEES de Colomb-Béchar (Sud Oranais) en qualité de Sergent, j’ai eu l’insigne honneur de servir sous ses ordres aux Services Méthodes, où il était le chef de Service des recherches d’ogives d’engins perdus dans le désert après essais. Cela a duré plus de 3 ans, dans les sites d’Hammaguir et de Bouhamama. Nous avons volé plusieurs fois sur CORMORAN pendant ce séjour. J’ai gardé de ce jeune capitaine (IMA) Bastien-Thiry un souvenir impérissable, et sa gentillesse et son grand savoir (mathématiques) nous ont amenés à devenir des officiers ; car il dispensait à cette époque, en plus de son travail, des cours de physique et de mathématiques à ceux qui voulaient devenir officiers. Si je me souviens bien, le Colonel Bastien-Thiry était polytechnicien..."

Jean de Brem

FORT D’IVRY A LA FRAICHE

"Tu n’étais pas un baroudeur, mon Colonel
Tu n’étais pas une figure légendaire
Ni un brillant stratège de la guérilla
Ni un seigneur du djebel.
Tu n’étais pas un fasciste
Ni un chouan pétri de traditions
Ni un automate sorti des camps viets
Ni un officier perdu d’orgueil.
Tu n’étais pas un para
Tu n’avais pas l’amour des combats impossibles
Ni le culte du Désespoir
Ni la vanité des soldats d’élite.
Tu n’étais pas révolutionnaire
Tu ne voulais la place de personne
Tu n’étais pas amer
La haine ne couvait pas dans ton cœur
Ni le dégoût dans ton regard
Ni l’insulte dans ta bouche.
Non.
 
Tu n’étais qu’un homme paisible
Calme, honnête, responsable
Un chrétien réfléchi et pur
Un officier consciencieux
Un jeune savant, technicien appliqué
Qui menait la vie de tout le monde
Entre sa femme et ses filles...
 
Mais un jour...
Un jour a cessé la paix civile.
Car l’Orgueil est entré dans la cité
Pour étrangler la Patrie au nom de la Patrie
Pour lacérer les drapeaux au son des fanfares
Pour décapiter l’armée qui était la Force de la Nation
Pour épurer la Fonction qui était l’Élite de la Nation
Pour soudoyer l’Église qui était la conscience de la Nation
Pour tromper les masses qui étaient la Nation même
Pour appeler chaque défaite un triomphe
Chaque crime un miracle
Chaque lâcheté un fait d’armes
Pour appeler la comédie Droiture
L’impuissance, Fermeté
L’Abandon, Succès
La Haine Modération
L’indifférence, Lucidité
Et les Plébiscites Référendums
 
Toi, on t’avait appris
Qu’une parole ne se reprend pas
Que la France est une et indivisible
Que la loi est la même pour tous
Que la télévision est à tout le monde
Et bien d’autres choses encore,
 
Tu as vu tous les grands
Tu as vu tous les responsables
Tu as vu tous les dignitaires
Protester mollement, d’abord
Et puis se taire bien vite
Dès qu’ils ont senti le bâton.
 
Et tu n’as pas compris qu’ils étaient lâches
Car tu ne t’étais jamais parjuré
Car tu n’avais jamais hésité et menti
Ta vie était droite comme l’horizon des mers
Et tu regardais le soleil en face.
Les généraux pouvaient empêcher la France de mourir
Et aussi les fonctionnaires
Et aussi les évêques
Et aussi les professeurs
Les députés
Les magistrats
Et aussi les grands bourgeois
Les financiers
Les journalistes
Mais ils ont préféré la servitude
Ils ont vendu leur liberté trente talents
Ils ont acheté trente talents le droit
De survivre à leur Patrie
Pour continuer à ramper comme des vers
À grouiller comme des cloportes dans les ruines d’un monde en flammes.
 
Alors toi, mon Colonel
Un citoyen inconnu, un patriote inconnu
Tu as senti ton heure venue
Tu es devenu le glaive
Tu as frappé devant Dieu et les hommes.
 
On t’a traîné devant les juges
Pour une parodie de procès
Où des robots vêtus d’hermine
Petits fonctionnaires des abattoirs
Choisis sur mesure par le Prince
Au nom du peuple français
Ont ri de tes paroles
Bouché les oreilles à tes explications
Et t’ont condamné de leur voix mécanique
A quitter la comédie humaine.
 
Tu les gênais, toi qui ne jouais pas
Tu les salissais, toi qui étais pur
Et ta voix nette et claire
Témoignage de l’Histoire Eternelle
Il fallait l’étouffer pour qu’on cessât de voir
Les fronts rouges et les âmes sales
Des courtisans chamarrés
Affolés par ton audace d’homme libre.
 
Adieu, Brutus.
Tu es mort, un chapelet tressé dans tes doigts
Sans haine et sans colère comme un héros paisible
Il s’est trouvé des soldats pour t’abattre
Ils t’ont couché dans l’herbe du fort
Et ils ont basculé ton corps dans une fosse
Sous la pluie fine de l’aurore
Ils ont joué aux dés ta tunique bleue d’aviateur
Déchiré ton ruban rouge
Et dispersé tes galons d’argent et d’or au vent de l’Histoire.
Et ils ont cru, les déments
Que ta mémoire piétinée
Ton souvenir effacé par décret
Se tairait à jamais la voix d’un homme.
 
Alors que ta mort tranquille
Nous rendait un dernier service...
 
Regarde-nous mon Colonel
Du haut du paradis des croyants
Situé à l’ombre des épées :
Regarde-nous
 
Tu as maintenant dix mille fidèles
Que ton martyr d’officier
A rendu à la lumière ;
Qui jurent devant Dieu
De faire éclater nos chaînes,
Et de révéler ton image
 
Un jour au soleil d’été
Dans l’avenue qui portera ton nom
Des milliers d’hommes aux yeux fiers
Défileront d’un même pas
Guidés par les clairons de la postérité
Et d’un seul geste, au commandement,
Croiseront le regard de ton effigie
À jamais sanctifiée par les hommes.
 
Dors maintenant, mon Colonel,
Tu es entré dans la paix...
Mais qu’ici-bas sur la terre
La malédiction demeure...
Que ton sang retombe sur les têtes
Des Pilates et des Judas
Qui poursuivent leurs vies d’insectes
Au prix d’un forfait si grand...
Et que nos larmes brûlantes
De douleur et de colère
Fassent jaillir de la terre grasse d’Europe et d’Afrique
La race nouvelle d’Occident...
Merci pour tout, mon Colonel
D’avoir vécu en français
Et d’être mort en Officier.
Car le moment est venu
Où après un tel exemple
Tu vas nous obliger à vaincre..."

Notes

[1Extrait du livre « Jean Bastien-Thiry, vie, écrits, témoignages », P.249-251